User:Sjaniaud
Sjaniaud (talk) 15:34, 15 February 2012 (UTC)Groupe de l’Afrique Orientale Midongy-Sud, le 26 Novembre 1904 Madagascar et dépendances Province de Farafangana District de Midongy-Sud
Rapport du lieutenant Janiaud, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches et du district de Midondy-Sud, au sujet de l’affaire d’Amparihy (22 novembre 1904).
Le 20 novembre 1904, je me trouvais de passage au poste de Béfotaka, du district de Midongy-Sud, commandé par M. le lieutenant Baguet, du 13ème Régiment d’infanterie coloniale. Je devais quitter ce poste le lendemain 21, dans l’après-midi, pour regagner Midongy.
Le 21, à 6 heures du matin, arrivait de Midongy un courrier militaire très urgent, à l’adresse de M. le lieutenant Baguet, commandant le poste. Ce courrier était porteur d’une lettre particulière et non enregistrée de M. le Capitaine commandant le district de Midongy, lettre que je reproduis ci-dessous, en certifiant la copie conforme à l’original :
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Madagascar et Dépendances Midongy-du-Sud, le ……. 1904 Province de Farafangana Le Capitaine Quinque, District de Midongy Commandant le district de Midongy-Sud N° … à ….
Mon cher Baguet,
Je vous adresse le courrier de France ainsi que pour Janiaud. D’après renseignements officieux donnés par Mérie à Grosnom, le sergent Vinay aurait été assassiné à Amparihy. Pas d’autres détails.
De Jusancourt est parti aussitôt.
Je vous prie, mon cher Baguet, de vous mobiliser avec Janiaud et quelques hommes d’escorte et de pousser une pointe aux renseignements vers et à Amparihy.
Janiaud reviendra de Smandabé à Midongy. Vous voudrez bien m’adresser au plus vite les renseignements sur le bien ou non-fondé de la nouvelle, et en cas de véracité, tous détails pour le compte rendu à adresser comme commandant de troupes.
Amitiés et bonne chance.
Signé : Quinque.
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Le lieutenant Baguet me communiqua aussitôt cette lettre. Janiaud, me dit-il, vite ! Nous partons à Amparihy, où le sergent Vinay vient d’être assassiné.
Mais, lui répondis-je, il y a dans cette lettre un paragraphe ambigu. Après : « Je vous prie, mon cher Baguet, de vous mobiliser avec Janiaud et quelques hommes d’escorte et de pousser une pointe aux renseignements vers et à Amparihy », il y a : « Janiaud reviendra de Smandabé à Midongy ». Est-ce à l’aller ou au retour ?
« Ce doit être au retour. D’ailleurs, comme Smandabé est à 5 ou 6 heures seulement d’Amparihy, vous n’allez pas me lâcher là. Et puis, je dirai au capitaine que je vous ai emmené. »
Vu la gravité de la nouvelle, je n’hésitai pas longtemps et il fut décidé que nous irions ensemble à Amparihy.
Le lieutenant appela aussitôt le sergent Vève, de son détachement :
« Sergent Vève, faites préparer tous les hommes disponibles, votre camarade Vinay a été assassiné à Amparihy, nous partons aux nouvelles. »
Le lieutenant relut encore sa lettre :
« De Jusancourt est parti aussitôt. Je vous prie, mon cher Baguet, de vous mobiliser avec Janiaud et quelques hommes d’escorte et de pousser une pointe aux renseignements vers et à Amparihy. »
« Au fait, ajouta-t-il, nous n’avons pas besoin de beaucoup de monde, quelques hommes d’escorte suffisent pour aller aux nouvelles puisque M. de Jusancourt sera sur place pour nous les donner – 9 hommes et nos deux ordonnances, soit 11 fusils, plus un partisan, formeront une belle escorte. »
Et il donna le contrordre en ce sens.
Le sergent Vève vint rendre compte de l’exécution et demanda : « Mon lieutenant, combien de jours de vivres et combien de cartouches par homme ? »
« Trois jours de vivres et quarante cartouches par homme. On ne sait pas ce qui peut arriver. »
Nous partions peu après et il était 7 heures du matin, avec le détachement ainsi composé : 2 officiers, un caporal indigène, 10 tirailleurs, 1 partisan.
A 11 heures et demi du matin, nous déjeunions à Smandabé, village à 20 kilomètres de l’ancien poste de ce nom, et nous en repartions à 12 heures 30 à destination d’Amparihy. Il faisait une forte chaleur, une buée lourde et compacte obscurcissait l’horizon ; le détachement et les porteurs marchaient péniblement sur des chemins caillouteux, un silence pesant régnait autour de nous dans cette région déserte, nous n’échangions des bribes de conversation que quand la marche à pied nous réunissait côte à côte.
« Voyez-vous, me disait le lieutenant Baguet, c’est au fond très simple, nous arrivons ce soir à Amparihy, nous nous entendons avec l’administrateur, l’un de nous se met à sa disposition pour le cas où il aurait des arrestations à opérer ou une reconnaissance de police à faire, et l’autre regagnera Midongy pour rendre compte ; ce sera vous de préférence puisque vous êtes de ce poste. »
Il ne nous venait pas encore à l’idée de faire des suppositions graves ; nous pensions à un acte de vengeance isolé, à un crime ordinaire, mais revêtant un caractère exceptionnel de gravité parce qu’il avait été commis sur un Européen.
Le lieutenant était passé à Amparihy deux ans auparavant ; il me parlait un peu du poste que je ne connaissais pas.
En arrivant à la limite du territoire d’Amparihy, nous trouvons tout le pays ravagé par l’incendie, rien n’avait été épargné, et cela sur un rayon d’au moins cinq heures de marche autour du poste. En beaucoup d’endroits, le feu était encore en pleine activité.
« Ne croyez-vous pas, disais-je à Baguet, que cet incendie gigantesque n’est pas une mesure de méchanceté et de dévastation voulue, c’est un mauvais présage. Les habitants doivent avoir l’intention de se soulever s’ils ne l’ont déjà fait : je ne serais pas surpris de trouver le poste d’Amparihy également incendié. »
« Allons ! De quoi vous plaigniez-vous, sinistre compagnon ? Avez-vous déjà fait promenade pareille ? Voyez ce ruban de feu magnifique, ce soleil couchant couleur de sang évoquant la mort de ce pauvre Vinay, et cette lune superbe qui va tout à l’heure éclairer notre marche. »
La nuit venait en effet et nous étions encore loin du poste. Il était 8 heures 30 du soir lorsque nous nous arrêtions au bac de l’Onilahy, près du confluent de cette rivière avec l’Isandra, au pied du poste situé sur la rive gauche. La lune, quoique à son plein, n’éclairait pas beaucoup par suite des fumées qui se dégageaient de l’incendie. Il nous semblait bien voir se profiler des cases au sommet du mamelon du poste, mais c’était très vague. Il n’y avait aucune lumière.
« Mauvais signe, dis-je encore au lieutenant Baguet. »
« C’est très naturel, au contraire, à cette heure-là tout le monde doit être couché. »
Au moment de passer l’Onilahy, nous ne trouvons pas les pirogues. Deux bourjanes se jettent à l’eau et vont voir sur l’autre rive si le bac ne s’y trouve pas. Ils le cherchent en vain.
« Cela, dit enfin le lieutenant Baguet, c’est plus grave. » Et de suite il envoya les deux bourjanes qui avaient passé la rivière voir ce qu’il y avait dans le poste.
Un quart d’heure après, ils étaient de retour, le poste était complètement abandonné et brûlé, nous dirent-ils.
« Diable ! Dit le lieutenant Baguet, cela devient en effet sérieux. Comment cela se fait-il que l’on ait ordonné l’abandon de ce poste sans prévenir les postes voisins ? Quelle négligence ! »
Et de suite, il prit les mesures suivantes :
Bivouac sur place, en carré ; des bourjanes du convoi garnissant chaque petite face ; un groupe de trois fusils à chaque angle fournissant devant lui une sentinelle ; les Européens et les bagages au centre du carré.
Pour ne pas attirer l’attention, on ne fit pas de cuisine ni de feu ; les tirailleurs et les bourjanes ne mangèrent pas. Le lieutenant Baguet et moi nous contentâmes d’un peu de pain trempé dans du vin.
A neuf heures, le lieutenant Baguet écrivait au capitaine la lettre suivante :
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Près Amparihy, le 21 novembre, lundi soir 9 heures.
J’ai l’honneur de vous rendre compte que je suis arrivé à Amparihy, près du poste, sur la rive droite de l’Onilahy, avec le lieutenant Janiaud et 10 tirailleurs, à 8 heures du soir. Aucune pirogue n’ayant été trouvée au passage, nous n’avons pas pu nous rendre au poste. Nous avons envoyé 4 bourjanes au poste ; ils nous ont rapporté que tout y était brûlé.
J’écris au sergent Vève de venir immédiatement à Amparihy et je demande des nouvelles à Vatanata et, si moyen, des renforts.
Nous ferons reconstruire quelques cases en attendant. Dès que le sergent Vève sera arrivé, nous quitterons Amparihy pour rejoindre nos postes respectifs. Le sergent Vève avec 7 tirailleurs qui lui resteront de Béfotaka reconstruira le poste. Il n’est pas possible au sous-district de Béfotaka, dans l’état actuel et d’autant plus que les gens de par ici peuvent aller se réfugier vers Lohony, de se démunir davantage.
Il y aurait lieu, à mon avis, que des tirailleurs de Midongy soient envoyés ici afin de porter l’effectif à 15 ou 20 hommes.
Signé : Baguet.
P.S. Toute la forêt autour d’Amparihy, sur un rayon de 6 à 8 kilomètres, est entièrement brûlée. Le feu s’étend ; nous n’avons vu personne nulle part. Demain, à la première heure, nous essaierons de traverser l’Anilahy et d’aller au poste voir ce qu’il en est exactement.
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De mon côté, j’écrivais aussi au Capitaine un mot particulier pour lui exposer notre situation et le prévenir de ma présence à Amparihy, pour le cas où nous aurions mal interprété le paragraphe de sa lettre me concernant.
Ces deux lettres furent expédiées d’urgence à Midongy par deux bourjanes de notre convoi.
Ceci fait, le lieutenant Baguet me parla de son projet de réoccuper le poste le lendemain et de faire venir le sergent Vève avec 7 tirailleurs, pour en prendre le commandement. A son arrivée, nous lui laisserions quelques hommes et il allait demander du renfort à Midongy ou à Vatanata.
Je me permis de faire une objection. Nous n’étions guère en force pour nous installer dans une région qui paraissait aussi hostile et dans un poste incendié qui n’avait pu être abandonné que pour des raisons graves, et nous n’avions aucune connaissance des événements.
« Ce serait une faute de s’en aller, me dit-il, il faut montrer aux populations que nous nous sentons assez forts pour réoccuper un poste aussitôt après son abandon. Si d’autres ont commis une faute, nous allons la réparer. D’ailleurs, j’ai l’ordre de prendre des renseignements à Amparihy, il faut bien que je les y prenne. »
Et de suite il écrivit au sergent Vève d’avoir à venir immédiatement nous rejoindre avec 7 hommes, 120 cartouches par homme, des vivres et tous ses bagages. La lettre partie, nous faisions des suppositions tout en veillant, lorsqu’à 11 heures le partisan s’approcha de nous et nous fit la confidence suivante :
« Voilà ce que j’apprends par un bourjane de Smandabè qui s’est joint à notre convoi. La garnison du poste d’Amparihy a fait défection et est passée aux rebelles ; le poste de Mananténina a subi le même sort, les tirailleurs ont également fait défection. Tous les vazahas sont tués, un autre poste voisin a encore été emporté. »
Le lieutenant, à ce moment, ne dissimulait plus son inquiétude ; sachant que l’administrateur n’était pas encore arrivé, il envoyait 4 bourjanes pour voir si le corps de Vinay se trouvait encore dans le poste.
« J’espère, lui dis-je, que vous allez modifier vos intentions, nous ne pouvons plus occuper ce poste et ce serait folie de ne pas rétrograder immédiatement après une semblable nouvelle. »
« Ce serait être capon de le faire, me fut-il répondu assez sèchement, plus que jamais nous restons ; du moins je reste, partez si vous voulez. Les miliciens ont pris la brousse, ils trouveront à qui parler. C’est la seule façon d’enrayer le mouvement si toutefois il existe tel qu’on vient de nous le dépeindre ; au fond, il n’y a peut-être rien de vrai dans tout cela, nous l’aurions bien su officiellement, et de plus, comme l’administrateur n’est pas encore arrivé, il faut bien que nous voyons si le corps de Vinay est toujours là pour l’enterrer et renseigner le Capitaine à qui je vais envoyer une seconde lettre pour lui faire part de cette nouvelle grave. »
La lettre partit peu de temps après.
« Croyez, mon cher Baguet, dis-je alors à mon camarade plus ancien, que je ne veux pas mériter l’épithète que vous avez donnée à ma proposition ; je ne crois pas que nous soyons sages, mais enfin plus que jamais je reste avec vous. »
Toute notre nuit fut une faction continuelle, toujours aux aguets pour suppléer au manque de vigilance des sentinelles qui, fatiguées chancelaient sur leurs armes.
A 4 heures du matin, le lieutenant fit mettre tout le monde sur pied, et fit approvisionner les magasins en prévision d’une attaque possible au petit jour.
L’aube s’annonçait ; on commençait à mieux distinguer les choses à l’horizon. Le lieutenant appelait son caporal pour lui ordonner d’aller reconnaître un peu plus au nord un passage à gué qui devait exister, près de l’endroit où l’on entendait le bruit d’une cascade. Nous passerions par là pour monter au poste.
A ce moment, le partisan visiblement ému s’approchait de nous et nous montrait du doigt des individus qui se déplaçaient sur l’emplacement du poste détruit.
« Extraordinaire ! » dit le lieutenant, et il fit placer ses 12 fusils en ligne, face au poste, et abrités derrière un peu de broussailles. Les bourjanes du convoi se dissimulaient derrière un pli du terrain.
Les ombres du mamelon se précisaient, et il y en avait, et il y en avait, elles s’agitaient, allaient, venaient. Il en montait toujours du revers opposé au sommet du mamelon. C’était comme une fourmilière.
« Nous allons avoir du mal à prendre le poste d’assaut, dit le lieutenant ; en attendant, je vais toujours leur envoyer quelques salves. »
Au moment où il s’apprêtait à donner cet ordre, on voyait mieux les occupants du poste et on distinguait les uniformes des miliciens, leurs galons, leur équipement et leurs armes. Ils avaient l’air de gens affairés, visitant le poste brûlé, ce qui nous fit penser que c’était peut-être les gens de l’administrateur de Vangaindrano ou lui-même qui étaient arrivés pendant la nuit. A 11 heures du soir, 4 bourjanes nous avaient donné le renseignement que le poste était absolument désert.
« Je ne peux pourtant pas faire tirer sans savoir, dit le lieutenant ; si nous avions devant nous les miliciens de Vangaindrano, ce serait une propre affaire ; il faut parlementer auparavant. »
« Voulez-vous, lui dis-je, que nous quittions notre emplacement, nous sommes fermés de trois côtés par les rivières, on pourrait nous couper la retraite ; allons un peu plus au nord avant de parlementer. »
« Mon cher, si nous bougeons, ils vont voir notre effectif et, au cas où ce serait des révoltés, nous serions perdus. »
Et appelant son partisan : « Demande à ces gens ce qu’ils sont et ce qu’ils font là-haut. »
Le colloque suivant s’engagea : Partisan.- Qui êtes-vous là-haut ? Des tirailleurs ou des fahavalos ? Miliciens.- Des fahavalos ! Allons donc ! Nous sommes des miliciens. Partisan.- Des miliciens de quel poste ? Miliciens.- D’Amparihy. Partisan.- Y a-t-il un vazahas avec vous ?
Miliciens.- Oui, mais il n’est pas là en ce moment. Et vous, en bas, qui êtes-vous ? Ne seriez-vous pas avec le vazahas de Béfotaka ? Partisan.- Parfaitement ! Que l’un de vous vienne donc ici tout près se faire reconnaître et nous montrer le chemin. Miliciens.- Nous descendons.
Pendant ce dialogue, le lieutenant et moi regardions, debout, derrière des branchages brûlés ; le milicien finissait à peine de parler qu’une fusillade violente éclata près de nous, les projectiles nous sifflèrent aux oreilles. Le lieutenant s’écria : « Nous sommes trahis ! » et se jetant quelques pas en arrière, en dehors de la route et dans la brousse brûlées, il rallia tout son monde. Tous les bourjanes du convoi s’étaient jetés dans l’Isandra. Le lieutenant et moi, nous avions saisi un fusil chacun, leurs détenteurs nous passaient des cartouches.
Et le feu s’engagea, nourri, mais nous étions déjà cernés par une partie des révoltés : 80 environ. Les autres descendaient du poste à la rescousse.
Dès les premiers coups de feu, le lieutenant était légèrement atteint au-dessus de l’œil gauche ; le sang coulait un peu, mais ce n’était pas dangereux. Le partisan était tué, le tirailleur Tsirambésy était coupé de nous.
Nous ne pouvions songer à rester quelque temps dans cette situation, c’était notre perte immédiate, il fallait essayer de nous frayer un chemin et de battre en retraite. Nous avions environ cent révoltés autour de nous, il en arrivait à chaque instant. On distinguait une vingtaine de miliciens armés de fusils 74, quelques 86, beaucoup de fusils Baras, une vingtaine de sagaies.
Ces sagailleurs se trouvaient entre nous et la route, c’était donc de ce côté qu’il fallait percer. Il ne nous fallut pas longtemps pour leur passer sur le ventre, à la baïonnette, mais nous étions loin d’être sauvés.
Alors, commença notre retraite précipitée que le lieutenant Baguet, plaisantant quand même, appelait : « Conduite de Grenoble ».
A la première hauteur, on fit demi-tour pour riposter au feu violent de l’ennemi et ralentir sa poursuite. Au même moment, le tirailleur Rainivasa tomba, le pied gauche fracassé à la cheville. Son fusil fut pris par un de ceux qui nous avaient prêté les leurs. Le lieutenant le fit porter par deux de ses camarades. A ce moment, il ne restait plus avec nous que le caporal et six tirailleurs, tous admirables de courage et de dévouement.
Nos coups portaient. La première ligne ennemie, fractionnée en deux groupes en échelon débordant la route, s’était arrêtée et faisait sur nous un feu violent. Tous les coups portaient très près de nous et nous criblaient de ricochets de petites pierres dont cette région est couverte.
Mais nous ne pouvions rester là longtemps, les forces ennemies augmentaient. La première ligne cherchait à progresser. On distinguait les détonations des fusils 74, d’un ou de plusieurs fusils 86 et des petits Baras. Ces derniers faisaient plus de bruit que de mal, d’ailleurs après ma première décharge leurs coups se faisaient rares, faciles à distinguer par un bruit bizarre ne ressemblant en rien au sifflement des projectiles 86 ou 74.
Il fallut prendre le pas de course jusqu’à la crête suivante où nous attendaient déjà quelques tirailleurs. Nous restons une ou deux minutes sur cette position, le temps de tirer 8 ou 10 cartouches chacun. Nos coups portent très bien, les miliciens et leur bande s’arrêtent, s’abritent et font sur nous un feu très nourri. Il faut encore partir au pas de course jusqu’au mamelon suivant.
Au moment même où nous faisions demi-tour, le tirailleur Andriamalazavolo tombe d’une balle au jarret ; il ne nous reste personne pour l’emporter, le malheureux est abandonné ; son fusil et ses cartouches sont seulement emportés.
L’ennemi nous gagne de vitesse ; le tirailleur Ravelo, se retournant pour faire le coup de feu sur les poursuivants, tombe d’une balle dans la poitrine. Nous le croyons perdu, il se relève et continue sa course, un camarade prend son fusil.
Quelques pas plus loin, le tirailleur Rafarolay 13 a la cuisse traversée par une balle ; il continue de courir et passe son fusil à un autre tirailleur.
Nous arrivons enfin à notre troisième position ; elle est bonne, mais nous n’avons plus avec nous que six tirailleurs dont deux sont embarrassés de plusieurs fusils.
Bien abrités derrière la crête et un gros arbre mort tombé à terre, nous arrêtons encore l’élan des révoltés ; mais héla, les cartouchières sont presque vides. Je demande des cartouches, on m’en passe encore quatre. Le lieutenant me dit : « Vous êtes trop près de moi, Janiaud, appuyez donc à gauche. » Au moment où je me soulève un peu pour me déplacer, une balle coupe la bretelle de mon fusil et me blesse à la cuisse droite où elle me creuse un large et profond sillon. Le sang coule abondamment. Le lieutenant Baguet s’en aperçoit et me dit : « Pouvez-vous encore marcher ? » « Oui, car l’os n’est pas atteint. » « Allons, tâchons de gagner cette autre crête ou nous nous ferons tous tirer. Nous n’avons plus de munitions, nous sommes exténués, c’est la fin. » Et notre fuite recommence, elle dégénère en sauve-qui-peut. Les tirailleurs se rendent compte de l’impossibilité de résister encore et cherchent leur salut dans la vitesse de leur fuite. Ils nous distancent tous, sauf le caporal Isanga qui reste bravement avec nous et le tirailleur Rainizanabélo qui offre au lieutenant Baguet, harassé, son épaule pour l’aider à courir. Braves gens !
Mais notre quatrième crête est très éloignée ; nous traversons un affluent de l’Isandra et, plus loin, nous commençons à gravir la côte.
Je sentais ma jambe se raidir, le sang coulait de plus en plus, je ne pouvais plus suivre le lieutenant Baguet à qui je dis en faisant mes derniers efforts : « Mon cher Baguet, moi je meurs ici, je n’en puis plus, mais ils ne m’auront pas vivant grâce à mon revolver. Adieu, et tâchez de vous sortir de là ! »
« Bon Dieu ! dit-il, je ne vous quitte pas, nous allons mourir ensemble. » Et il cria : « Ralliement à nous ! » Voulant grouper les quelques tirailleurs qui nous restaient, mais peine perdue, quelques-uns se trouvaient déjà sur la crête.
« Voyez-vous, lui dis-je, courant encore, ils vont probablement s’amuser avec moi, fuyez avec les tirailleurs ! » Il se décida, prit mon fusil et s’élança encore. Moi, je tombais à bout de forces. Des cris forcenés saluèrent ma chute.
Sur la quatrième hauteur, les tirailleurs s’étaient retournés et brûlaient leurs dernières cartouches. Ce fut un court moment de répit et les miliciens, comme toujours, s’arrêtèrent sous les coups de fusil.
Pendant cet instant, je vis à côté de moi un arroyo herbeux et boueux entouré de plantes piquantes et touffues. Je m’y laissais tomber. Ils mettraient toujours un peu plus de temps à me chercher. Je ne laissais sortir de l’eau fangeuse que les yeux et le bout de mon nez ; mon revolver était armé, le canon dépassait seul ; j’étais caché sous des touffes d’herbes.
La fusillade s’éteignit bientôt et pour toujours de notre côté, et les révoltés purent reprendre leur course en avant.
En arrivant près de l’endroit où ils m’avaient vu tomber et qu’ils dépassèrent un peu, tous s’arrêtèrent. Je comprenais à peu près leur conversation : Il est pourtant tombé par là ; où est-il passé ? Cherchons-le ! Mais le caporal chef de bande s’y oppose : « Non, non, dit-il, laissons des sentinelles pour surveiller l’endroit et ne lâchons pas les autres, nous les tenons ; celui-là, nous le prendrons au retour, il ne nous échappera pas. » Et je vis toute la bande repartir au galop.
Bientôt, quelques coups de feu suivis de cris de victoire. Je compris que le lieutenant était tombé ; puis, je n’entendis plus qu’une rumeur de voix, de discussions très animées. A chaque instant, des groupes de rebelles passaient à côté de moi en courant : ils allaient à la curée.
Il se passa bien une heure avant le retour de la bande victorieuse. J’entendis enfin les voix qui se rapprochaient. Je vérifiai mon arme et, immobile dans mon eau sale déjà teintée de rouge, j’attendis. Les révoltés étaient joyeux, ils rapportaient des armes : 4 fusils 86, disaient-ils, des baïonnettes, le revolver du lieutenant, sa montre, tout son équipement, ses effets et ceux des tirailleurs tués.
La bande s’était arrêtée à quelques pas de moi. « Ce n’est pas tout, dit un des caporaux, il faut maintenant chercher l’autre ! » Et chacun se mit en chasse. Ils commencèrent à côté de moi, entrèrent dans l’eau et fouillèrent la rivière herbeuse avec leurs sagaies. Une sagaie me frôla. Cent fois, je fus sur le point de presser sur la détente, car cette chasse à l’homme dura pendant longtemps.
Ils n’eurent pas l’intention de chercher au-dessus de moi, ils me croyaient tombé plus haut. Enfin, peu à peu, ils remontèrent le courant de la rivière, pensant sans doute que j’avais réussi à m’éloigner à la faveur des herbes. Tous les bouquets de brousse des alentours furent soigneusement fouillés ; leurs perquisitions durèrent encore longtemps et il était plus de midi quand ils se rapprochèrent de moi, vexés de n’avoir rien trouvé.
Il leur tardait sans doute d’aller partager le butin renfermé dans nos bagages car ils ne cherchèrent plus et se contentèrent de placer des sentinelles sur les points élevés pour continuer d’observer.
Je commençais à respirer et à sortir un peu la tête, quand un retardataire altéré vint prendre de l’eau avec sa main, juste à côté de moi. Je fus encore sur le point de tirer car je croyais qu’il m’avait vu.
Le silence se fit enfin et je pus réfléchir à ma situation. Ma jambe, contractée depuis 5 ou 6 heures, me faisait souffrir, j’avais la fièvre dans cette eau marécageuse ; je n’avais pris ni repos ni nourriture depuis 30 heures. J’étais à 11 heures de Béfotaka et à 16 heures de Midongy.
J’apercevais des sentinelles autour de moi, je voyais sur la route un peu plus haut une longue tache blanche : le corps de mon cher et vaillant camarade, le lieutenant Baguet.
Comment allais-je me tirer de là ?
Avant la nuit, des sentinelles disparurent et, comme j’étais à environ une heure d’Amparihy, je pus espérer fuir à la faveur de l’obscurité.
La lune était heureusement masquée par de gros nuages d’orage et une épaisse fumée ; je sortis avec précaution de ma cachette : il était plus de 7 heures du soir.
J’écoutai … rien ! Je regardai … rien ! Et je me mis en marche lentement, les jambes engourdies, sur le bord de la rivière, n’osant encore prendre la route.
Arrivé à la hauteur du corps du lieutenant, je m’arrêtais pour écouter. Silence absolu ! J’avais l’intention de l’emporter jusque sur la pente opposée pour qu’un convoi puisse venir le prendre sans être vu du poste d’Amparihy ou de ses sentinelles dominantes. Je m’approche doucement du corps. Horreur ! Il était horriblement mutilé ! Les pieds coupés, les mains coupées, les jarrets à demi-coupés, la tête presqu’entièrement coupée, et le corps couché sur le ventre, tout lacéré de coups de sagaies. Chacun de ces bandits avait voulu y planter la sienne.
Au moment où je m’apprêtais à mettre la main dessus pour essayer de le soulever, un coup de feu éclate non loin de moi et un projectile laboure la terre à mes pieds. « Ce doit être la fin, me dis-je sans émotion, car cette nuit et cette journée terrible m’avaient durci le cœur, et je me laissai choir sur le bord de la route en ressaisissant mon revolver. Deux hommes se précipitèrent sur moi ; je ne crois pas les avoir manqués car ils sont lourdement tombés.
Très étonné, je me relève et, pris soudain d’anxiété à côté du corps affreusement mutilé qui me glaçait d’horreur, je lui fis en pleurant un pieux salut militaire et je m’enfuis, traînant la jambe, de tout ce qui me restait de forces.
A cinquante pas de là, je trouvais encore le cadavre du tirailleur de 1ère classe Rainizanaka, tombé d’une blessure au ventre, complètement nu mais non mutilé.
Bientôt essoufflé, je m’arrêtais pour écouter et repartais pour écouter un peu plus loin. On n’entendait que le crépitement de l’incendie.
Et je continuais ainsi dans la nuit ma marche hallucinée. Je revoyais toujours ce corps me reprochant de ne l’avoir pas emporté ; et, les nerfs crispés, je pleurai. Altéré par la fièvre, je buvais à chaque ruisseau et je marchais sans savoir ce qui pouvait m’en donner la force. Peut-être la frayeur car, en ce moment, je me rendais compte que j’avais peur.
Pendant le combat, je serais mort sans un frisson, pendant les 12 heures que j’ai passées dans l’eau, attendant la mort, ma présence d’esprit ne m’avait pas abandonné un seul instant et, maintenant, le moindre petit buisson me faisait l’effet d’un rebelle et les rochers blancs ressemblaient au cadavre du malheureux et héroïque lieutenant.
Affreuse nuit !
A deux heures du matin, je touche enfin la limite du sous-district de Béfotaka où se trouve un village, Ambalaboka, je crois. Je frappe à une porte, on me reconnaît car, à ce moment, la lune brille de tout son éclat, et on prend un air d’effarement. C’est que le bruit de ma mort et de celle du lieutenant Baguet avait déjà passé par là. A bout de forces, je demande à boire et quelque chose à manger, mais le chef, avant de me servir, me demande à son tour si son chef de Farihany était bien réellement mort. C’était peut-être par sympathie, mais je crus voir qu’il avait un mauvais regard et je mentis : « Mais non, il n’était pas mort. »
Et, de suite, j’avais de l’eau, du miel, des œufs frais et des bananes. Me voyant blessé, on me confectionna un grossier filanzane et quatre hommes me portent jusqu’à l’ancien poste d’Ambatomanity où je trouve les impilanza du lieutenant Baguet en déroute depuis la veille et passant le nuit à cet endroit.
Ils étaient au complet. Je repars avec eux sans perdre de temps. A ce moment, je me sentais enfin en sureté.
Deux choses me préoccupent. Le 21 au soir, le lieutenant Baguet avait envoyé deux courriers, un à Béfotaka, enjoignant au sergent Vève de venir nous trouver avec 7 hommes ; l’autre à Midongy demandant du renfort.
J’allais arriver à Smandabé, bifurcation des directions de Béfotaka at Midongy. Quelle route prendre ? Quel détachement préserver du désastre en lui enjoignant de rentrer à son poste ?
Je n’avais rien pour écrire et un bourjane quelconque n’aurait pas été cru sur parole. J’apprends heureusement à ce moment que deux tirailleurs m’ont déjà précédé et sont rentrés à Béfotaka.
Le sergent Vève aura donc été prévenu du danger et sera rentré avec ses 7 hommes, si partis ; il ne se mettra pas en route dans le cas contraire. Et je prends le chemin de Midongy par Andokaria où j’arrive au petit jour.
Vers huit heures du matin, 23 novembre, je rencontre un Asimandoa, porteur d’une lettre à mon adresse, non datée, où M. le Capitaine commandant le district de Midongy m’informe de son départ pour Vangaindrano, avec un détachement de 30 fusils, demain matin.
Je pensais donc arriver à temps pour donner au Capitaine tous les renseignements possibles sur la position, le nombre, la force, l’armement, la tactique et les ruses des révoltés d’Amparihy, et empêcher le départ de 30 hommes seulement. Mais une autre lettre du sergent major de la compagnie, datée du 21 novembre, 1 heure 30 du soir, et portée par le même Asimandao, m’annonçait que le Capitaine était déjà parti et me demandait de hâter ma rentrée en raison d’une excitation de la population.
Ne pouvant plus comprendre la date du départ du Capitaine, je ne pus faire que forcer ma marche et arriver à Midongy le 23 novembre, à 11 heures 30 du matin, dans un exceptionnel état de fatigue.
La nouvelle de notre malheur y était déjà connue. M. le médecin aide-major de 1ère classe Bernard, très activement secondé par le sergent-major Emmanuel, le sergent Grosnom et le caporal fourrier Barrière, élevait un retranchement, ménageait un champ de tir autour du poste, organisait un réduit où les vivres, les munitions et les médicaments étaient enfermés, et faisait aux chefs de tribus des Kabarys de conciliation d’où la fermeté n’était pas exclue.
Des émissaires étaient envoyés dans toutes les directions chercher des nouvelles.
Les tirailleurs étaient exercés à prendre rapidement leur poste de combat. Des instructions avaient été envoyées à tous les postes du district d’avoir à se tenir sur leurs gardes et à organiser des réduits défensifs.
On sentait la situation grave, mais la confiance régnait partout, l’entrain et le dévouement de tous étaient admirables.
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Tués à l’ennemi dans l’affaire d’Amparihy
22 novembre 1904
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Monsieur le lieutenant Baguet, du 13ème Régiment d’Infanterie Coloniale.
Tirailleur de 2ème classe Rainivasa 2008, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches.
Tirailleur de 2ème classe Andriamalazavola 1888, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches.
Tirailleur de 2ème classe Rainizanaka 1885, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches.
Partisan Isafa, du poste de Béfotaka.
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Blessés dans la même affaire
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Le lieutenant Janiaud, du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches (blessure à la cuisse droite).
Tirailleur de 1ère classe Ravelo 2287, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches (blessure à la poitrine, à la hauteur du téton gauche).
Tirailleur de 1ère classe Rafaralahy 13, de la 1ère Compagnie du 2ème Régiment de Tirailleurs Malgaches (blessure à la cuisse droite).
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Armes perdues dans la même affaire
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X……
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Qu’il me soit permis en terminant de témoigner ici toute ma reconnaissance à M. le médecin aide-major de 1ère classe Bernard pour les soins excessivement dévoués qu’il me prodigue.
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Lexique :
- fahavalos : rebelles - vazahas : étrangers - bourjanes : porteurs - filanzane